Les plans de sauvetage économique mis en place dans les différents pays en réponse à la crise sanitaire entraînent une explosion sans précédent de la dette publique presque partout dans le monde. Alors que l’orthodoxie monétaire — imposée en particulier à l’époque à la Grèce — fixe des ratios précis sur le niveau de la dette par rapport au PIB de sorte qu’au-delà d’un certain pourcentage, on considère qu’une dette devient « insoutenable », c’est-à-dire non remboursable par son débiteur, l’idée d’annuler tout ou partie de la dette souveraine détenue par une banque centrale est en train d’émerger. En fait, l’idée n’est pas nouvelle et avait déjà été avancée à la suite de la crise financière1, mais elle a refait surface depuis quelque temps2, en particulier à la suite de la Covid-19 et du niveau abyssal de la dette 3. D’où la question : Est-il techniquement (légalement) possible ?
Plan de l'article
Annulations de dettes sous la forme d’un jubilé dans la Bible
Les crises de la dette peuvent conduire à la violence, à des émeutes et même à des révolutions. L’Antiquité occidentale a connu ses périodes de troubles dus au fardeau de la dette. En Babylone4, en Grèce5, mais aussi en Israël6 et Rome. Cela a conduit, au cours de l’histoire, à voir les dettes privées « effacées » ou annulées de cette manière. D’autres traces de ces mouvements se trouvent dans la Bible7. C’est la pratique du Jubilé 8 et le principe de la remise du Jubilé 9. L’objectif de cette rémission était, cependant, plus la nécessité de redresser la situation sociale et économique du pays par l’application de mesures de justice distributive10 qu’une logique religieuse.
A lire en complément : Comment consulter mes comptes AXA Banque ?
Dans quelle mesure l’annulation d’une partie de la dette souveraine répondrait également à cette logique économique ? En fait, tout dépend du type de dette dont nous parlons. Alors que dans la Bible, les dettes privées sont annulées par ordre du souverain, ici cela ferait partie de la dette publique qui serait annulée par décision du créancier. Mais pas toute la dette publique, seulement celle détenue par une catégorie spécifique d’investisseurs.
Qui détient la dette souveraine ?
La dette souveraine des pays de la zone euro, comme celle de nombreux autres pays « avancés », est détenue d’une part par des investisseurs privés, des banques ou des investisseurs institutionnels tels que les assureurs et les fonds de pension, et d’autre part, par la Banque centrale européenne, une part croissante ces dernières années. Ou plus précisément via les banques centrales nationales du Système européen de banques centrales (SEBC). Ainsi, dans le cas de la France, et bien qu’il n’y ait pas de chiffres officiels, on estime qu’un peu moins de 20% de la dette souveraine française est détenue par la Banque de France. Dans le cadre des achats de dettes souveraines, le programme d’achat de la BCE a fait l’acquisition de la dette souveraine nationale par chaque banque centrale nationale, sans aucune mise en commun des risques. C’est dans ce contexte que la Banque de France a acquis des titres de l’État français11.
A lire également : Filbanque : votre accès simplifié à la banque en ligne - Astuces et conseils
Les radiations de créances visées ne s’appliquent pas aux créances détenues par des investisseurs privés, mais seulement aux titres souverains détenus par le SEBC. Pour les premiers, cela constituerait une violation de leur droit de propriété, qui est protégé non seulement par la Convention européenne des droits de l’homme, mais aussi par la Convention européenne des droits de l’homme. Seuls les titres détenus par les banques centrales du SEBC seraient couverts. Le « dommage » d’une telle annulation ne serait supporté que par l’actionnaire des banques centrales, qui est l’État, même si, bien entendu, une banque centrale est juridiquement une entité indépendante de l’État. Ainsi présenté, l’annulation d’une partie de la dette publique équivaut à la suppression du bilan d’une institution détenue par l’État des créances qu’elle détient sur cet État. Jeu à somme nulle ? Pas tout à fait.
Qu’ est-ce qu’une annulation légale de dette ?
Légalement, une annulation de la dette correspond soit à une remise de créances, soit à une remise de dette, c’est-à-dire à une décision du créancier d’abandonner tout ou partie de sa dette. En cela, il diffère de l’effacement, qui est prononcé par le juge. En l’espèce, c’est le créancier qui prend la mesure, même si le débiteur doit y consentir en cas d’annulation de la dette. Il s’agit d’une technique juridique conduisant à « l’extinction d’une obligation » 12. Elle diffère de la renonciation aux créances au sens juridique, qui constitue une renonciation unilatérale à un droit, que la loi appelle un acte abdicatif. D’un point de vue moral, l’annulation de la dette est parfois proche de la remise. En latin juridique, nous parlons de rémissio et de rémissa, signifiant « remise de peine » et « grâce ». Au contraire, l’utilisation du mot rémission rappelle le sens religieux « pardonne-nous nos dettes comme nous les avons données à nos débiteurs » (Mt 6,9-15). L’idée de l’abandon est inhérente à l’annulation de la dette. En passant, le terme latin expittere signifie concéder, abandonner.
Dans notre cas, il appartiendrait au SEBC, c’est-à-dire à la BCE et aux banques centrales nationales, de décider soit d’une renonciation aux créances, soit d’une telle remise de dette envers les États membres, l’effet étant le même dans les deux cas, le principal et les intérêts restant à exiger sont annulés.
Les effets de l’annulation de la dette sur le bilan d’une banque centrale
Les banques centrales ne sont pas des banques commerciales. Ils ne cherchent pas à réaliser des bénéfices (même s’ils en font, et généralement en temps de crise) et ne sont donc pas soumis aux mêmes contraintes financières que les institutions privées. En fait, cela signifie que la plupart des banques centrales (du moins celles qui ont une monnaie « forte ») pourraient faire des pertes, au point d’avoir un capital négatif, tout en continuant à fonctionner.
Cela a même conduit le FMI à considérer qu’une banque centrale n’a pas besoin de capitaux pour fonctionner !13 Comme le note la BRI, « idéalement, les banques centrales devraient disposer des ressources financières et des mécanismes dont elles ont besoin pour assurer, y compris en période de crise, leur fonction au sein de la société. Il est donc probable que ces ressources et mécanismes devraient être suffisants pour maintenir une équité positive dans les face aux pertes résultant de mesures prises dans l’intérêt public. Bref, il est important que la banque centrale reste financièrement indépendante » 14. Mais, comme le souligne le FMI, en l’absence de capitaux, le prix de l’indépendance d’une banque centrale réside précisément dans sa capacité de fonctionner seulement15. En d’autres termes, la solidité financière d’une banque centrale doit être proportionnée aux ressources requises par ses fonctions indépendantes.
Le bilan de toute banque centrale se compose d’un actif et d’un passif16. Les actifs comprennent principalement les titres détenus auprès de résidents, les prêts consentis à des établissements de crédit, l’or et d’autres actifs. Ainsi, les actifs acquis par les opérations de politique monétaire de la BCE relèvent de la catégorie « Titres en euros des résidents de la zone euro ». De même, les opérations de refinancement des établissements de crédit sont agrégées dans la catégorie « Prêts en euros aux établissements de crédit de la zone euro ». Les passifs comprennent les billets et les pièces dans ainsi que les comptes dits de « réévaluation » (variations de valeur dues aux variations de prix) et les engagements auprès des établissements de crédit de la zone euro (comptes courants des banques auprès de la BCE).
Depuis la crise de 2008/2009, les grandes banques centrales des pays avancés ont considérablement augmenté la taille de leurs bilans, notamment grâce à des programmes d’achat d’actifs. La taille du bilan de la BCE a donc considérablement augmenté ses 10 ans17 (en 2018, environ 40 % du PIB de la zone euro, 25 % aux États-Unis, près de 90 % au Japon et plus de 100 % en Suisse) s’explique par l’utilisation des achats d’actifs de la zone euro avec la mise en œuvre de la connue sous le nom d’assouplissement quantitatif (« QE »). EQ augmente mécaniquement le volume du bilan d’une banque centrale : actifs, titres achetés et passifs, devises émises pour les acquérir. C’est pourquoi nous parlons d’assouplissement « quantitatif ». L’objectif de le QE doit agir à la baisse sur la courbe des taux d’intérêt à moyen et long terme, dans un environnement où les taux directeurs de la banque centrale sont proches de 0% et l’inflation faible ou négative : en substituant les titres par la monnaie (« effet de rééquilibrage du portefeuille »), l’objectif est de réduire les taux réels afin de stimuler activité et relancer les anticipations inflationnistes 18.
Dans le cadre de QE, les titres de créance souveraine achetés par une banque centrale sont destinés à être temporairement « stockés » dans le bilan de la banque centrale, puis revendus sur le marché lorsque la politique monétaire doit être restreinte. Par conséquent, à long terme, le montant de la dette publique détenue par le public n’est pas réduit par le QE. La dette de l’État reste la même, même si elle verse les intérêts sur les coupons à la banque centrale qui détient une partie de la dette ; et la même banque centrale verse ses dividendes après impôts à son unique actionnaire, l’État.
Dans la pratique, le l’annulation des titres de créance souveraine des États membres de la zone entraîne la renonciation aux créances ou l’annulation de dettes, ce qui signifierait que les fonds propres de la BCE sont négatifs, étant donné que la BCE n’est pas en mesure d’absorber ces pertes. Pour rappel, en 2019, la BCE dispose d’un bilan total de 4,575 milliards d’euros, avec un capital de 7,6 milliards d’euros. Dans une banque commerciale, comme dans toute autre société commerciale, cette situation est impossible : elle équivaut à avoir un capital négatif.
Toutefois, comme le souligne la BRI, « il est loin d’être clair pour tout le monde que les capitaux propres comptables d’une banque centrale peuvent être négatifs sans qu’il y ait lieu d’alarmer » 19. Il s’est posé la question suivante : une bonne usine peut-elle faire faillite en raison de sa situation de capital négative ? La question, aussi théorique soit-elle, a été posée par la très sérieuse Banque nationale suisse, dans un document qui, à l’époque, avait fait beaucoup de bruit20. Document auquel la BCE a répondu clairement et sans ambiguïté : « Les banques centrales sont protégées contre l’insolvabilité en raison de leur capacité à créer de l’argent et peuvent donc fonctionner avec des fonds propres négatifs. Les banques centrales ne peuvent pas manquer d’argent parce que ce sont elles qui créent l’argent. Et vous ne pouvez pas manquer quelque chose que vous pouvez créer vous-même » 21. En outre, il n’existe pas de procédure de faillite pour une banque centrale, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’institution judiciaire ou autre qui jugera si les dettes d’une banque centrale dépassent ses obligations et l’oblige à se réorganiser ou à être liquidée. La banque centrale peut imprimer la monnaie pour régler ses dettes. En d’autres termes, la question de la faillite d’une banque centrale est théorique. Mais avec la crise au Liban, la théorie semblait devenir une réalité à cause de la critique de l’organisation d’un circuit similaire à un schéma de Ponzi, le seul cas dans lequel une banque centrale pourrait être « en faillite ».
Que prévoit le TFUE ?
Si, par conséquent, il ne semble pas impossible pour une centrale banque de se trouver dans un capital négatif, dans quelle mesure cette opération de remise de dette est-elle légalement possible ? Nous devons voir ici le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Il est connu que les traités de l’UE interdisent toute aide financière du SEBC à un État membre pour le financement d’un déficit public. Toutefois, les mêmes traités n’excluent pas, d’une manière générale, la capacité du SEBC de racheter auprès des créanciers de tels titres d’État précédemment émis par ce dernier. En d’autres termes, la détention de dettes publiques acquises sur le marché secondaire par le SEBC ne contrevient pas à l’interdiction de financement des déficits publics.
Tel était l’objectif même du programme OMT23 de la BCE. En 2012, la Banque centrale européenne a annoncé — par un simple communiqué de presse — qu’elle avait adopté certaines décisions concernant un programme autorisant le Système européen de banques centrales (SEBC) à acquérir des obligations souveraines de la zone euro sur les marchés secondaires, sous réserve que certaines conditions soient remplies. Le vise à remédier aux perturbations du mécanisme de transmission de la politique monétaire résultant de la situation spécifique des obligations souveraines émises par certains États membres et à préserver le caractère unique de la politique monétaire.
Ce programme, qui n’a finalement jamais été mis en œuvre en raison des incertitudes juridiques qui l’entourent, a fait l’objet d’un recours de 37 000 citoyens allemands devant la Cour constitutionnelle allemande, qui a jugé, le 14 février 2014, qu’il était incompatible avec le droit primaire de l’Union européenne. Selon les juges allemands, le mécanisme va au-delà du mandat de la BCE et la conduit à mener sa propre politique économique, qui relève principalement des États membres. L’OMC aurait également violé l’interdiction de financement monétaire de la dette publique énoncée à l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne24. La Cour constitutionnelle allemande a estimé que le programme pouvait être acceptable si la réduction de la dette était clairement exclus et l’achat de titres n’était pas illimité. Compte tenu de la difficulté, la Cour a renvoyé une décision préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne pour qu’elle se prononce sur le dispositif. Le 16 juin 201525, la CJCE a estimé que le programme de l’OMC, compte tenu de ses objectifs et des moyens destinés à les atteindre, relevait du champ d’application de la politique monétaire et, par conséquent, du champ d’application du SEBC. Toutefois, elle a formulé le programme en fonction de la nécessité pour la BCE de mettre en place des garanties suffisantes pour concilier la BCE avec l’interdiction du financement monétaire.
Afin d’éviter de critiquer formellement le programme de l’OMT, la BCE a officiellement adopté le Programme d’achat d’actifs (APP) le 4 mars 2015, qui vise à acquérir des obligations souveraines sur les marchés secondaires. Toutefois, le programme a également été contesté devant la Cour constitutionnelle allemande, qui a de nouveau saisi la CJUE d’une question préliminaire qui, comme l’OMC, a confirmé la légitimité de l’APP pour les mêmes raisons que l’OMT, mais aussi parce que la distribution des achats de titres respectait la répartition du capital26. Que faut-il tirer de toutes ces décisions de la CJCE, dans le contexte de l’annulation de la dette publique par le SEBC ? Dans la mesure où la remise de dette correspond à une renonciation ou à une remise de dette libérant le débiteur de son obligation de rembourser le créancier, cette opération équivaut à financer le déficit public des États membres en leur apportant une aide financière, ce que l’article 123 du TFUE interdit. En vertu du droit de l’UE, l’annulation de la dette par la BCE et le SEBC n’est donc pas juridiquement possible à moins que l’UE ne soit modifiée.